ANTANANARIVO
17 JUIN - 30 JUILLET 2021
Fondation H – Antananarivo présente Velo-Misy [Nos histoires existent], exposition personnelle de l’artiste Joey Aresoa, née en 1986 à Madagascar. Pour cette exposition, dont le titre s’inspire des mots malgaches velona (vivant) et misy (existant), l’artiste déploie une narration créée en plusieurs étapes. Joey Aresoa s’attèle d’abord aux mots, à travers l’écriture de notes, ou poèmes, qui sont incantés par l’artiste et servent de point de départ aux œuvres picturales présentées ici. Chaque ensemble d’œuvres fonctionne sur un processus identique : l’artiste réalise pour commencer une peinture abstraite sur toile, à partir de matériaux variés (café, peinture acrylique et teintes liquides), qu’elle réinterprète ensuite depuis son écran d’ordinateur à travers des collages digitaux d’images trouvées sur internet, et qu’elle traduit enfin sur une nouvelle toile, figurative cette fois, somme de tous ces dialogues et pensées. Les titres des œuvres font raisonner et invoquent l’histoire personnelle de l’artiste tout autant que celle de son pays : Ranomangandranomaso, Tatao, Tumulte muet, Vous souvenez-vous de la danse des corps et Fagneva (parure).
Cliquer ici pour lire l’intégralité du livret publié par la Fondation H à l’occasion de l’exposition.
Joey Aresoa développe une œuvre poétique et plastique autour d’une pratique variée qui associe, le plus souvent, l’acte d’écriture et ses transfigurations, qui appellent à de multiples manifestations scripturales, à la fois poétiques et picturales. La dynamique relationnelle entre les deux révèle la complémentarité et éventuellement la concurrence qui s’exerce dans son travail entre le langage et l’image, entre le vu et l’écrit dans la saisie, la représentation et la reconstitution du « réel ». Le réel est à comprendre ici comme l’ensemble des expériences qui façonnent la réalité de l’artiste et conditionnent son vécu selon une approche englobante de la notion dont le titre de l’exposition «Velo-Misy» prend acte : velona (vivant) et misy (existant) ; un mot composé, que l’on peut rapprocher de « ce qui est » ou de « ça a été ». Il fait jouer les effets de présence à soi et au monde, et annonce l’imaginaire de la trace qui irrigue le travail de Joey Aresoa.
Cette approche du réel recouvre chez Joey Aresoa un ensemble de médiations entre l’artiste et la « vie-existence » qui apparaît dans des formes, mais aussi entre et à travers elles : poésie, abstraction picturale, photo-montage digital et peinture figurative, inscrites dans une chaîne causale qui remonte de matériaux en matériaux, de supports en supports. Le passage d’une forme à l’autre tend à fluidifier les catégories et déborder les définitions essentialistes des œuvres, qui appellent dès lors à être appréhendées selon une perspective de contamination réciproque. Toutefois l’instabilité de l’œuvre ne nie pas l’action ordonnatrice de l’artiste qui en détermine les règles et la finalité. Chacune de ces formes d’expression constitue un univers achevé, car voué à fixer chaque valeur de l’expérience vécue, et, dans le même temps, un espace illimité pouvant s’ouvrir à de nouvelles constellations et donner naissance à d’autres actions, images, gestes et figures.
Son protocole est précis. D’abord les notes, consignées dans ses carnets. Elles représentent une réserve de visions et d’impressions irréductibles au langage qui met en mouvement une temporalité subjective faite de retours et d’anticipations. Ses notes constituent la matrice d’un parcours d’idées, de mots, de représentations et d’affects mis en résonnance selon des affinités sémantiques, musicales et chromatiques. Sa poésie révèle les liaisons latentes et intuitives qui se tissent entre ces divers matériaux. Elle s’écrit sous l’égide de la sensation, de la souvenance et de la transformation des émotions perçues. La fusion entre le ressenti émotionnel et la forme poétique rendue offre la possibilité de matérialiser l’espace de l’intime et de faire accéder l’artiste comme le lecteur à une connaissance nouvelle de son intériorité.
Une poésie tissée de visible et de lisible
Joey Aresoa explore dans ses récits poétiques le thème de l’effacement, de la nostalgie et de l’errance – déambulation poétique et physique – qui renvoie aux multiples positions de l’artiste dans sa dimension ontologique d’être-au-monde. Faite de quêtes, de rencontres aventureuses avec l’univers extérieur, de fantasmes et de projections, l’errance désigne la figure de la poétesse en nomade qui tisse entre les lieux, les récits et les individus des liens que son œuvre dévoile et maintient. Elle déploie autour de ce motif une poésie en prose traversée par la trace et l’inscription ; de celles qui font mémoire pour qui l’histoire a été oubliée, voire occultée.
Sa poésie à affaire avec ce qui s’est perdu et qu’il faut retrouver. Sur ce terrain, Joey Aresoa semble se présenter comme l’héritière d’une tradition poétique lointaine ancrée dans l’histoire de la poésie malgache écrite, représentée par le mouvement littéraire du mitady ny very (À la recherche des perdus) qui en assure le renouveau au début des années 1930. Elle affirme à ce propos : « Je rejoins toutefois les poètes de ce mouvement, J.J Rabearivelo, Ny Avana et Ch.Rajoelisolo, qui déclarent en 1934 que “la poésie n’est plus perdue, et déjà se montre le fonds de la vraie poésie : déjà la mélancolie du cœur remue chaque cœur, le chant de l’âme fait vibrer chaque âme ». » La défiance envers la suprématie des règles, le penchant pour la musicalité et le rythme des mots, ainsi que les synthèses de sources culturelles et artistiques plurielles, constituent les principaux points de convergence de sa poésie avec ce mouvement. Joey Aresoa en fait revivre l’esprit libertaire en faisant entendre une voix (la sienne) qui fait vivre dans une historicité nouvelle des formes de poésies orales vernaculaires malgaches (Sova tsimihety, poésie orale traditionnelle du peuple Tsimihety) et populaires « occidentales » comme le slam. À propos de sa démarche, Joey Aresoa déclare : « À la manière de Rabearivelo, j’aime écrire en français avec une main malgache . »
Les cinq poèmes qui constituent le corpus Velo-Misy mettent au jour les liens secrets et souterrains qui unissent paysage, matière, corps vivant, rituels, objets qui cristallisent des identités individuelle et collectives : la tresse qui aimante les mains aux cheveux des femmes entre elles ; le tatao, autel-monument qui marque le paysage et en révèle les traversées ; l’ocre de la terre et le sable qui permettent de vivre l’expérience d’un paysage hors-limites ; le corps, support vivant et concret à la mémoire, transfiguré par l’imagination et le désir qui se porte au-devant du regard. L’artiste les considère comme des personnages actifs de ses récits poétiques. Elle leur confère le statut d’objets historiques légitimes, affirmant ainsi leur place et leur fonction dans l’écriture d’une histoire où se conjuguent la biographie et la mythographie, l’affectif et l’objectif.
Pour autant, ses poèmes ne peuvent être envisagés comme des objets autonomes, mais dans leur rapport à un second support que constitue le tableau, où l’artiste envisage de poursuivre l’écriture par les moyens picturaux. Le rôle principal de la narration revient désormais au langage plastique abstrait : la matérialité de la toile avec ses lacunes et ses réserves ; la couleur, à la fois métaphysique et expressive ; la recherche de la lumière et de la transparence, qui invoquent et prolongent le programme poétique et temporel de ses écrits et que l’artiste souhaite livrer au regard.
Ce qui ne dit rien et pourtant signifie
À la forme dessinée, circonscrite par la ligne, Joey Aresoa préfère la tâche ; tantôt contrôlée tantôt soumise au hasard du geste, dont la douceur ou la véhémence constitue une fin en soi. Il produit des traces colorées libérées sur un fond que l’artiste prépare par coulées successives de peinture fluide qui densifient graduellement – lentement – la couche picturale. L’utilisation de pigments et de couleurs (le café, le rouge vermeil, l’ocre et le blanc), choisis en vertu d’un symbolisme qui affecte simultanément le corps et l’âme de l’artiste, viennent s’ajouter dans la recherche de l’expressivité et la construction de la durée (temporalisation du poème).
Ses toiles abstraites débordent le langage. Ce qui en sort : une extériorisation du poème et de l’espace sensible-imaginaire où il s’inscrit. L’artiste y décèle un autre niveau de figurabilité : « Il y a un sentiment de dilution ou de saturation que je retrouve dans les toiles qui me sont synonymes d’apaisement ou du contraire, mais qui n’est pas visible dans le texte. C’est la contrainte de devoir choisir les mots, au lieu de tous les déverser. » La couleur, la tâche, les trajets sonores (coulées, éclaboussures, éclats de peinture) où résonnent l’agencement des mots ainsi que le rythme du phrasé surgissent sur la toile comme des motifs aux vertus incantatoires, conjuratoires. C’est ainsi que l’artiste tente de restituer au langage la capacité d’être vu et pas uniquement lu, et celle de figurer et pas uniquement de signifier.
La complémentarité entre l’expression formelle et de son support poétique culmine dans leur fusion au moment où l’artiste déclame ses vers sous l’influence de sa peinture. Cette performance laisse des traces mnésiques, réinvesties par l’artiste dans les prochaines phases de sa création. En premier lieu, les photo-montages numériques où elle réunit et agence une iconographie collectée sur internet constituée de têtes, regards, détails corporels et ornements qui ouvrent l’éventail des temps et des sensations recueillis dans son écriture et sa peinture. Leur montage donne à voir des figures qui incarnent et réconcilient des identités et des mémoires négligées dont l’artiste revendique la reconnaissance. Pour Joey Aresoa, les exhumer, c’est aussi poser la question des raisons de leur oubli. La question de la reconstitution engage la suite de son travail qui consiste à restituer de souvenir sur des toiles vierges ces figures qui font remonter avec elles les poèmes-sources ainsi que les images multipliées des fonds abstraits, s’enchâssant les uns aux autres par inclusions et superpositions successives.
Ils participent de la construction en abyme de nouveaux récits. Des biographies imaginaires, indirectes témoignant d’expériences intérieures et d’histoires partagées que l’artiste fait advenir à travers ses œuvres comme des faits mémoriels pour lever la censure sur les non-dits et les silences de l’histoire officielle. C’est dans ce lent travail de narration, symbolisation, représentation que se produit leur inscription dans le temps et dans la pensée du temps. Et c’est sans doute dans cette multiplicité des techniques et des médias – écriture, oralité, montage photographique, abstraction informelle –, de leur conjugaison et complémentarité, que ces faits mémoriels sont rendus lisibles et visibles et deviennent propices à l’élaboration de nouvelles propositions historiographiques.
Mai 2021
Biographie de Fatima-Zahra Lakrissa
Fatima-Zahra Lakrissa est commissaire d’exposition et chercheure indépendante. Depuis 2016, avec L’École des beaux-arts de Casablanca : Belkahia, Chabâa, Melehi. La fabrique de l’art et de l’histoire (co-commissariée pour la sixième édition de la Biennale de Marrakech ; Février-mai 2016), elle s’intéresse à la sociologie et l’histoire de l’avant-garde artistique au Maroc dans les années 1960 et 1970. Elle s’intéresse également aux pratiques artistiques contemporaines qui tendent à réorganiser les rapports entre monde rural et citadin, entre culture savante et populaire, artisanat et beaux-arts, et analyse les nouvelles perspectives patrimoniales et historiographiques qu’elles reflètent. Elle a récemment commissarié Ahmed Cherkaoui. Entre modernité et enracinement (27 avril-27 août 2018, Musée Mohammed VI, Rabat); Belkahia contemporain (20 juin-30 juillet 2019, Artorium, Casablanca) ; À l’épreuve du tamis (21 février- 30 juillet 2020, LE 18, Marrakech) ; Mohammed Chabâa. Visual Consciousness pour Zamân Books & Curating à la Cultural Foundation, Abou Dhabi (en cours). Elle participe actuellement au programme de recherche School of Casablanca initié par ThinkArt (directrice Salma Lahlou, Casablanca), le KW Institute for Contemporary Art, la Sharjah Art Foundation, et le Goethe-Institut Marokko.