PARIS
17 SEPTEMBRE AU 22 NOVEMBRE 2025
Invitée par la Fondation H pour une résidence de recherche et de création à la Cité internationale des arts à Paris, Turakella Editha Gyindo développe le projet Testimonials for the body, présenté dans l’espace parisien de la Fondation H à partir du 17 septembre 2025.
Ce projet explore les liens entre les corps à travers l’éponge loofah, matériau végétal utilisé à la fois pour nettoyer le corps, les objets et les espaces domestiques. En Tanzanie, son pays d’origine, la loofah porte également une forte charge symbolique identitaire forte car intégrée aux rituels de soin et de propreté. Turakella associe la loofah à la pierre ponce —deux matières naturelles, abrasives mais traditionnellement liées au soin —pour évoquer les histoires liées au corps, notamment aux corps noirs. Utiliser des matériaux rugueux et abrasifs pour parler de soin souligne une certaine tension : celle d’une réparation marquée par la douleur.
Cette résidence parisienne lui offre l’occasion d’élargir ses recherches à d'autres contextes culturels, en tissant des liens entre les communautés à partir d’objets du quotidien. L’installation, déployée sur les deux niveaux de l’espace parisien de la Fondation H, se veut un lieu de récits, de rencontres et de réparations.
Christelle Bakima Poundza est invitée par la Fondation H à rédiger le texte de l’exposition Testimonials for the body.
Critique et autrice du livre Corps Noirs (édition Les Insolentes, 2023), Christelle Bakima Poundza a mené une discussion avec l’artiste à l’occasion du vernissage de l'exposition.
Texte de l’exposition écrit par Christelle Bakima Poundza
« Je veux conclure sur l’importance de la communauté. Ce que l’on est en train de faire ici, n’est pas juste un événement d’un soir. C’est une preuve que nos rêves peuvent prendre forme, même brièvement. C’est une trace. Et chaque trace compte. On plante une graine dans cette terre dure, mais fertile, qu’est notre avenir. »
Dans la conclusion de son discours d’ouverture du Centre d’archives afro-féministes, Safya Fierce 1, futur du divertissement français, met en évidence avec finesse et sincérité le pouvoir de la communauté dans nos sociétés contemporaines, un espace et des liens qui apportent un grand réconfort et sont la promesse de lendemains qui chantent. Comment continuer à voir de la beauté dans les choses, malgré la violence, l’isolement et l’effacement ?
En « faisant communauté ».
Pour Turakella Editha Gyindo, « faire communauté » est bien plus qu’une expression galvaudée. C’est tout un art. C’est tout son art. Loin de la récupération marketing du terme de plus en plus vidé de sa substantifique moëlle, l’artiste, originaire de Dar es Salaam en Tanzanie, prend la communauté comme point de départ et fil conducteur de son geste artistique. « J’ai commencé à créer, pour retrouver un sentiment d’appartenance, lorsque étudiante en Algérie, j’étais loin de chez moi et de la communauté avec laquelle j’ai grandi. »
Mêlant installations physiques, vidéo, peintures et performances, Testimonials from the body, premier solo show parisien de l’artiste visuelle, également curatrice, est le fruit d’une résidence de trois mois en collaboration avec la Cité internationale des arts à Paris. L’exposition explore les rituels de soin du corps de la communauté dans laquelle elle a grandi, à travers des pratiques décoloniales, qui utilisent des madodoki, sachets plastiques en polypropylène tressé, des mawe ya kusugulia miguu, pierres ponces ainsi que des éponges luffa. Appartenant à la famille des Cucurbitacées, le luffa est une plante, originaire des régions tropicales et subtropicales, principalement cultivée en Asie et Afrique, notamment en Tanzanie dans la région côtière de Dodoma, et d’Iringa, d’où l’artiste est originaire. Son fruit, une fois séché, permet d’obtenir une éponge végétale dont l’usage peut être multiple.
Dans son univers artistique, les matériaux comme le luffa ne sont pas de simples éléments utilitaires, qui servent à nettoyer le corps, les surfaces ou les objets. Au contraire, leur portée est double et considérable. Ils constituent des archives, véritables mémoires d’un temps, d’une communauté et de cultures qui ont été. Ils sont porteurs d’histoires individuelles et collectives qui continuent à influencer le présent, malgré les bouleversements apportés par la colonisation et l’industrialisation forcée qui s’en est suivie. Ils sont aussi un excellent prétexte pour réunir la communauté de femmes qui l’a vu grandir et avec lesquelles elle collabore pour la production artisanale de ses œuvres entièrement réalisées à la main. « Pour le luffa, passer de la culture de la plante à sa transformation en œuvre prend plusieurs mois, ce qui nous donne le temps d’avoir de véritables moments d’écoute, de partage et d’échange. C’est ce que je préfère dans mon travail. »
Chez Turakella Editha Gyindo, la création est loin d’être une expérience solitaire. Au cœur de son processus créatif, se niche une volonté farouche de (re)créer des liens au sein de la communauté. On y cultive des échanges profonds qui nourrissent la transmission de savoirs et rituels entre femmes issues de générations qui se succèdent. Étalée sur la durée, il lui permet non seulement d’expliquer les raisons de sa pratique à un public étranger au monde des arts et de la culture, mais aussi de découvrir et mieux comprendre les expériences qui ont construit et continuent à construire ces femmes, gardiennes des mémoires et d’un précieux savoir-faire artisanal.
Ses recherches sur les notions d’hygiène et de propreté, à travers les matériaux et objets pré-coloniaux destinés au soin du corps, lui ont aussi permis d’aborder la dimension spirituelle et la charge émotionnelle qu’ils recouvrent ainsi que la question des standards de beauté féminine. Ses œuvres constituent une remise en question essentielle de l’utilisation des produits manufacturés venus d’Occident considérés aujourd’hui par les populations locales comme « plus scientifiques » que ceux utilisés par les aïeux. « Les gens ne se rendent pas compte que ces produits nous affaiblissent plus qu’ils ne nous soignent. Contrairement aux matériaux et rituels de soin utilisés depuis des générations, ils ne sont pas connectés à la Terre et à la nature, ce qui empêche toute connexion profonde avec sa spiritualité intérieure ainsi qu’avec les communautés desquelles on descend et les mémoires dont on hérite. »
En effet, si l’intensité de la violence que le colonialisme a fait subir aux corps et aux sociétés ne fait aucun doute, un aspect parfois oublié mais très concret de cette entreprise est ici mis en lumière. En Tanzanie - dont l’actuel nom est issu de la première syllabe de « Tanganyika » et de la première syllabe de « Zanzibar », les noms des deux pays qui ont fusionné pour former l’État actuel le 26 avril 1964 - comme dans d’autres territoires anciennement colonisés, cette violence s’est traduite par une vaste politique de disqualification des produits et rituels utilisés par les cultures indigènes dans un premier temps, puis de promotion d’une hygiène coloniale dans un second temps. Le développement de l’hygiène coloniale a joué un rôle important dans l’organisation de la vie dans les colonies, répondant à des logiques de rendement économique et de débouchés de produits manufacturés venus d’Occident. À travers la diffusion de discours et d’images de propagande, les puissances coloniales ont imposé aux colonisé.e.s des standards d’hygiène calqués sur les leur, entraînant ainsi une perte de repères et un reniement culturel. Ceci les conduit encore aujourd’hui à ériger les produits et canons esthétiques occidentaux comme plus désirables.
Posées sur le sol ou accrochées au mur, les installations de Turakella Editha Gyindo sont de grandes toiles composées d’éponges luffa, de madodoki et de mawe ya kusugulia miguu, qui créent des nuances de beiges, marrons, dorés et parfois de rouge et de vert d’eau, comme une référenciel aux palettes de couleur que l’on retrouve dans la nature. Tantôt reliés par de fines fibres de verre visibles, tantôt tissés les uns avec les autres de manière invisible, les matériaux utilisés forment autant de compositions originales, qui mettent en lumière l’interdépendance et les singularités de chaque partie du tout, que de composantes à une réflexion sur la communauté. Les ajourages et fragmentations présents dans certaines œuvres semblent faire écho aux récits manquants, que l’artiste cherche à compléter.
L’ensemble est complété par une série de peintures de portraits figuratifs et une oeuvre vidéo, où l’artiste se met en scène prenant soin du corps d’un mannequin blanc en plastique à l’aide d’une éponge luffa.
Quand le premier ajout illustre l’importance du collectif dans son travail, le second lui permet d’exprimer toute la physicalité de son rapport intime avec l’éponge luffa.
En nous invitant à toucher de nos propres mains les œuvres, Turakella Editha Gyindo nous prend au dépourvu. Alors que son travail nous parle de la dimension réparatrice du luffa et de la pierre ponce, l’expérience du toucher nous pousse à interroger nos croyances : Comment des produits pensés comme « bons » pour le corps en tant qu’enveloppe physique et spirituelle, peuvent-ils être abrasifs ? Comment des produits manufacturés aux odeurs et au toucher si agréables peuvent-ils appauvrir à ce point le corps et l’âme ? Cette invitation à toucher nous (re)connecte aux souvenirs et aux récits ancrés dans les corps qui y ont laissé leur trace. « Je le vois comme une manière de connecter tous les corps qui ont un jour touché du luffa, et ainsi archiver à jamais ce moment dans l’installation elle-même. »
Ainsi, Testimonials from the body nous offre un voyage spirituel et onirique, individuel et collectif. Imaginée par l’artiste comme un rituel de soin, de guérison et de transformation du corps et de l’esprit, l’exposition nous propose de questionner les structures sociales, historiques et coloniales qui façonnent notre rapport intime au corps et à la spiritualité. Surtout elle nous invite à explorer activement l’histoire qui nous lie chacun et chacune à une « communauté de destin », qui crée un sentiment d’appartenance et un sens si profond du « nous », qu’il nous donne le pouvoir de construire notre liberté et dessiner nos rêves.
BIOGRAPHIE DE TURAKELLA EDITHA GYINDO
Turakella Editha Gyindo (Turakella) est une curatrice et artiste pluridisciplinaire basée à Dar es Salaam, Tanzanie. Après des études universitaires en Algérie, elle rejoint en 2021 la Nafasi Art Space Academy à Dar es Salaam pour suivre le programme Curatorial Practice and Art Management et participe à la Biennale de l’Afrique de l’Est 2021.
Depuis, Turakella est curatrice indépendante en Tanzanie où elle organise plusieurs expositions et projets de résidences artistiques notamment avec Mazi Arts ainsi qu’avec l’Institut Goethe de Dar es Salaam. En mai 2024, elle intègre le Mentorship Program for East African Curators soutenu par Njabala Foundation, Independent Curators International et AWARE.
Inspirée par la nature humaine et son adaptation en phase avec l’évolution perpétuelle et frénétique du monde, elle questionne les préconçus collectifs autour de l’intersectionnalité, de l’identité et de l’appartenance. Elle s’intéresse au défi, à la complexité de l’être humain ainsi qu’à la manière dont l’identité peut transcender les normes sociales. Selon elle, la place qu’occupent les individus dans la société n’est pas uniquement régie par les expériences personnelles mais aussi par une connexion profonde à l’existence qui va au-delà de l’incarnation physique.
Début 2024, elle présente sa première exposition personnelle Mwanangu Kua Nikutume à l’Alliance Française de Dar es Salaam. De la peinture à la performance, Turakella expérimente une pluralité de médias à travers lesquels son propos s’articule autour de son expérience de la féminité, de l’isolement, des émotions et des souvenirs personnels. Son histoire personnelle est un fil conducteur essentiel dans son travail, en tirant parti de ses propres souvenirs, elle tisse un lien avec des émotions auxquelles chacun peut se connecter.
Turakella cherche par ses œuvres à engager un dialogue autour des normes sociales et hiérarchiques qui ordonnent les communautés en montrant la diversité des questionnements possibles dans la quête d’identité.