PARIS
24 AVRIL - 23 MAI 2024
La Fondation H a invité Roxane Mbanga pour une résidence de trois mois dans l’espace parisien de la Fondation H où l’artiste développe la suite de l’installation NOIRES, débutée en 2021.
Née en 1996, Roxane est une artiste multidisciplinaire, camerounaise et française, originaire de Guadeloupe. Travaillant à l’intersection de la mode, du cinéma, du design graphique, de la photographie, de l’écriture et de la performance, Roxane Mbanga est une conteuse. Ses recherches s’orientent autour de la relation entre le corps vécu, intime et le corps perçu, qui devient un réceptacle social pour les projections des autres. À travers NOIRES, elle interroge, écoute et transcrit les voix de femmes aux identités plurielles.
Ce n’est pas parce que ce n’est pas visible que ça n’existe pas
L’artiste Roxane Mbanga, a créé une oasis dans Paris. Mais contrairement à l’oasis qui se voit de loin, le vert de la végétation surgissant dans le désert annonçant qu’enfin, on va atteindre un refuge, et pouvoir se désaltérer, se reposer, et trouver un accueil, celui de Roxane se cache au regard. Mais celle qui s’annonce ou celle qui se cache procure toutes deux le même abri, le même refuge aux corps exposés à un environnement hostile à la vie, un endroit où trouver l’eau, le repos, la nourriture et l’accueil d’une communauté. Il est donc logique de s’approprier ce terme d’oasis, issu d’un mot d’une des langues d’Égypte, repris en grec puis en latin, qui décrit l’endroit où, grâce à une source d’eau, la vie humaine trouve abri et refuge dans un environnement hostile, pour désigner ce que Roxane Mbanga a créé.
En ne s’annonçant pas de loin, l’oasis de Roxane Mbanga fait écho aux sanctuaires que construisaient les Africain.es pour échapper aux razzias des marchands d’esclaves, comme aux refuges que créaient les marronnes et marrons, ces esclavisé.es qui s’enfuyaient de la plantation, et établissaient des communautés libres dans les montagnes ou au creux des forêts, échappant au regard et au monde du maître, à tous ces lieux de vie que des communautés érigent pour se dérober aux régimes d’exploitation, de racisme et de déshumanisation. L’oasis de Roxane se cache derrière la porte d’une galerie dont la vitre a été occultée. Ce n’est qu’une fois dépassée l’entrée, que nos sens nous signalent que notre corps et notre esprit peuvent respirer. Nous percevons que nous sommes entrées dans un refuge, dans un sanctuaire, protégées de l’hostilité quotidienne de Paris. Car, Paris, ville célébrée pour son romantisme, pour sa beauté, est aussi celle qui rend hommage avec statues et monuments sur ses places, aux hommes qui ont acquis leur gloire par le fusil, le canon et le sang en asservissant et massacrant des peuples qu’ils jugeaient inférieurs. Dans cette ville de cafés, de restaurants et de boutiques, de beaux jardins, de rues bordées d’imposants immeubles et de palais, fréquentée par des touristes venus du monde entier, et que chaque jour, des passants traversent, travaillent des dizaines de milliers de femmes noires qui nettoient, balaient, lavent, repassent, cuisinent, servent, s’occupent d’enfants, de personnes âgées. Si leur travail et leur présence sont indispensables au fonctionnement de la ville, passant.es et touristes choisissent le plus souvent, de ne pas les voir. Leurs corps fatigués n’ont le temps ni de se poser ni de jouir des lieux qu’elles ont nettoyés, balayés, soignés. En créant une oasis, Roxane Mbanga reconnaît leur droit au repos, à l’oasis où elles peuvent reprendre leur souffle et se délasser. Elles échappent alors à un environnement rendu hostile par le racisme et à l’injonction d’une société qui ne veut que les voir passer et les voir occupées aux travaux qu’elle leur a assignés.
Cette oasis-refuge dans la ville s’inscrit dans la pratique artistique de Roxane Mbanga qui creuse dans ses installations, les liens entre le corps vécu, celui que nous vivons à travers le toucher, l’odorat, la vue, l’ouïe et le corps perçu, celui qui est le réceptacle de projections, de fantasmes. Attentive aux voix des femmes noires et à leurs identités plurielles, Roxane veut offrir des havres de paix dans un monde où le racisme structurel organise les relations. Elle veut rendre visible leurs individualités, libérées des innombrables dictats qui pèsent sur leur existence et les enferme dans l’uniformité.
Une fois entrée dans cet espace caché au regard extérieur, notre étonnement se transforme en émerveillement : il est donc possible de faire exister en plein Paris, un espace où des femmes peuvent se libérer du poids des injonctions racistes, se délasser, parler ou ne rien dire, s’étendre ou pas. Nulle mise en demeure. Il s’agit de se laisser aller. Le premier espace appelle la quiétude, des coussins et une lumière douce nous attendent. En descendant un escalier, on se trouve dans ce qui constitue le cœur de l’installation : une salle de bains. Un lieu du soin de soi qui éveillent les sens. Tous sont convoqués, le toucher—les mains qui touchent la peau—l’odorat—du savon, des parfums—le regard, l’ouïe avec le bruit de l’eau. Un espace plein. Un espace intergénérationnel, où la transmission se fait, d’un âge à l’autre, la jeune qui aide un corps vieilli par le travail à se détendre, la personne âgée qui apprend un rituel de purification, un espace de conversations parfois chuchotées, parfois à pleine voix, des rires, des soupirs, de temps en temps un chant psalmodié ou susurré, jamais une parole qui interromprait une atmosphère de quiétude que chacune protège et entretient.
Avec cette oasis, Roxane Mbanga rappelle un besoin vital, élémentaire dénié historiquement par l’Europe coloniale-raciale aux peuples non-Européens. Car l’Europe, longtemps insensible aux bains quotidiens, pensant même qu’ils étaient mauvais pour la santé, a opposé dans ses colonies l’idée d’une Europe propre opposée à un « reste » du monde « sale », qu’elle devait donc purifier. Elle n’en a pas été plus propre pour autant. Jusqu’au 19ème siècle, Londres et Paris sont connues pour être des cloaques, les eaux de la Tamise et de la Seine étaient si épaisses de déchets de toutes sortes que des bulles dégoûtantes éclataient à leur surface. Mais l’idéologie coloniale exigeait une séparation rigide entre les colons et les colonisé.e.s. Cela donna lieu à tout un tas de projections racistes sur la propreté et l’odeur des peuples non-Européens. La source de la puanteur venait cependant du colonialisme. Ainsi, les femmes, les enfants et les hommes du continent africain, qui s’étaient baignés dans les rivières et les lacs de leur pays, furent contraints de vivre dans la puanteur des baraquements sur la côte africaine, puis dans celle du navire négrier. La maison de l’esclavagiste devait être nettoyée et cirée tous les jours, couvrant à peine l’odeur fétide de l’esclavagisme. Les plantations, les mines, les usines contribuèrent à l’instauration de régimes de propreté fondés sur la race, la classe et le sexe. Cette idéologie a lié beauté et corps blanc inodore que la réalité a longtemps contredit puisqu’en 1954 en France, seulement 58 % des maisons avaient l’eau courante et seulement 26 % des toilettes. Cette séparation raciale entre le propre et le sale a justifié, et justifie encore, la privatisation et l’appropriation de l’eau pour les besoins des classes supérieures.
La plupart des cultures savent qu’il faut préserver, protéger l’eau car elle est indispensable à l’être humain. Elle lave le nouveau-né, elle est au centre de rituels aux ancêtres, elle lave notre nourriture, elle apaise, elle soigne les plaies, elle parfume, le son de l’eau qui courre est un ravissement, les plantes, les animaux en ont besoin. On doit la traiter avec respect, attention et amour. Les bains sont des rituels culturels, et tous les peuples ont inventé des formes architecturales pour faire de cette nécessité quotidienne un art de vivre. Dans la tradition noire, l’eau exprime le salut, le soin de soi et la survie et se plonger dans l’eau est un acte de purification contre l’humiliation et la violence du racisme. Nous vivons avec et dans l’eau, 60 percent du corps humain adulte est fait d’eau. Le capitalisme d’extraction et de consommation en a fait une marchandise. Il la pollue, la contamine, la privatise, en fait un objet dont la valeur ne serait que financière, au point qu’en Occident, on ne souvienne souvent plus du respect qu’on lui doit. À ce sujet, j’ai en tête un épisode d’il y a plusieurs années. J’étais dans un pays du Sud avec un groupe d’amies du pays et de Français.es, tous.tes réuni.es pour un colloque. Il faisait très chaud et nous visitions des collines autour de la ville où se tenait le colloque. Arrivé.es près d’une source, des Français se sont précipités et j’ai vu mes amies reculer puis parler rapidement entre elles dans leur langue. Intriguée, je leur ai demandé ensuite ce qui c’était passé. Elles m’ont expliqué que la source était sacrée, c’est là que les enfants mâles étaient circoncis. Il fallait donc absolument demander à la source la permission de boire de son eau, ce qu’elle accordait toujours mais si on ne le faisait pas elle serait et resterait polluée. En se précipitant, les Français l’avaient polluée, il fallait faire une prière pour les excuser ce qu’elles firent. Ce geste de demander à la source la permission de boire de son eau montrait l’importance qui lui était accordée. Elle n’était pas un objet de consommation, elle faisait partie d’un ensemble spirituel et culturel.
Avec cette installation, Roxane Mbanga non seulement conteste la division coloniale-raciale mais aussi restitue un espace de résistance, l’espace intime du soin, où l’eau joue un rôle central. Elle nous alerte sur la nécessité de préserver et de protéger ce qui porte notre corps et qui nous soulage de la soif. Dans un monde où, conséquence du désastre climatique causé par l’extraction, l’eau se raréfie, où les deux tiers de la population mondiale pourraient être confrontés à des pénuries d’eau en 2025, ces deux tiers se trouvant principalement dans le Sud ou parmi les communautés pauvres et racisées du Nord, Roxane Mbanga en nous offrant un sanctuaire à la fois nous ouvre un espace paisible mais aussi nous invite à réfléchir et à agir. Une oasis, c’est cela, le repos et la possibilité de rêver à un futur plein de joie et de sensualité.
Françoise Vergès