PARIS
16 SEPTEMBRE - 20 NOVEMBRE 2021
La Fondation H est heureuse de présenter la première exposition institutionnelle de Shiraz Bayjoo en France, Lo Sa La Ter Ruz [Sur Cette Terre Rouge], curatée par Ilaria Conti. Développant ses recherches relatives aux histoires coloniales reliant son Île Maurice natale aux territoires environnants tels que Madagascar, l’artiste présente une nouvelle série d’œuvres créées spécifiquement pour l’exposition et mettant en lumière les enchevêtrements socio-politiques complexes qui ont façonné l’Océan Indien.
Présentée sur les deux niveaux de la Fondation H – Paris, Lo Sa La Ter Ruz est une réflexion critique et un hommage fait aux généalogies résilientes qui ont structuré les communautés et transmis la connaissance à travers des générations de colonisés, en dépit des crimes contre l’humanité et la nature auxquels elles ont été confrontées. S’appuyant sur les recherches approfondies de Bayjoo au sein d’archives françaises, les œuvres présentées dans l’exposition proposent de nouvelles stratégies conceptuelles et matérielles de production du savoir, défiant le principe d’extraction à l’œuvre dans les archives coloniales.
L’exposition se conclut avec Searching for Libertalia [À la Recherche de Libertalia] (2019), œuvre vidéo qui entremêle plusieurs récits historiques autour de Madagascar : l’histoire du capitaine Misson et de sa prétendue colonie égalitaire de pirates, la politique de la traite des esclaves de la Compagnie française des Indes orientales, et les mouvements indépendantistes des années 1940 contre l’occupation française. Déployant une narration diachronique dans un espace visuel synchronique, Bayjoo met en lumière les défis changeants mais récurrents qui sous-tendent la lutte des malgaches contre la colonisation.
Cliquer ici pour lire le livret publié par la Fondation H à l’occasion de l’exposition.
Shiraz Bayjoo déconstruit les langages visuels et matériels de la colonialité pour articuler de nouvelles stratégies d’affirmation décoloniale. Ancré dans son héritage mauricien et basé sur une pratique de la recherche, le travail de l’artiste s’attache à une compréhension globale de la région de l’océan Indien. Il étudie ainsi l’interconnectivité transversale qui caractérise ce territoire, en résonnance avec des notions telles que la « poétique de la relation » d’Édouard Glissant, ou encore la « créolité » telle qu’elle est interprétée par Patrick Chamoiseau. Ces enchevêtrements régionaux sont abordés tout en prenant acte de l’importance qu’ont eu les circulations des peuples et des ressources entre les îles, comme l’Île Maurice et Madagascar, dans le développement de la richesse des empires européens. De fait, ces mouvements forment la pierre angulaire de ce que le sociologue Aníbal Quijano définit comme « la colonialité du pouvoir » : « les formes de contrôle de la subjectivité/l’intersubjectivité de la culture, et surtout du savoir, de la production du savoir »1.
La production et la transmission des savoirs sont au cœur de la première exposition de Shiraz Bayjoo en France, Lo Sa La Ter Ruz ou « Sur cette terre rouge » en créole mauricien, faisant ainsi allusion au sol rouge qui confère à Madagascar le surnom l’Île Rouge. Shiraz Bayjoo aborde l’histoire coloniale de la région dans une exposition qui rend hommage aux stratégies et aux généalogies collectives de résistance qui ont permis aux communautés, y compris les ancêtres de l’artiste, de faire face à la colonisation européenne. Opérant un détournement sur des matériaux d’archives coloniales, le projet génère une « poétique disruptive »2, qui met en lumière des histoires de résilience intergénérationnelle et pluriverselle. Conçue comme une polyphonie d’œuvres qui résonnent entre elles afin de transmettre et honorer l’expérience complexe des colonisé·e·s, l’exposition déploie la recherche et la pratique multidimensionnelle de Shiraz Bayjoo, dans lesquelles divers médiums sont employés comme stratégies distinctes de penser et de faire.
Dans la série de textiles intitulée San Vizyon, l’artiste prolonge sa recherche sur l’utilisation symbolique des tissus et de la photographie. Il subvertit leur rôle historique comme technologies de propagande coloniale, des voiles navales aux bannières royales, en passant par les cartes postales exotiques et les études ethnographiques racialisées. S’appuyant sur les archives coloniales françaises, ces textiles mettent en présence de puissantes rencontres photographiques qui troublent l’ordre épistémique des archives dont ils sont issus et établissent « une interaction politique »2 avec les sujets photographié·e·s, comme le préconise la théoricienne de culture visuelle Ariella Azoulay lorsqu’elle discute des manières d’accéder aux archives photographiques qui ne seraient pas « sans conséquences ».
Surmontant le manque de proximité historique et géographique, Shiraz Bayjoo ramène, avec intimité⁴, le·la visit·eur·rice aux généalogies de transmission des savoirs et résistances qui ont permis la survie des communautés colonisées. Parmi celles-ci, de puissantes figures féminines affirment leur présence en contrant la fétichisation de l’appareil photographique et en retournant le regard, incarnant ainsi ce que la chercheuse féministe Elizabeth Grosz décrit comme « les capacités des femmes de dépasser ce qui tente de les débiliter ou de les contenir, d’inventer des stratégies, en exploitant ce qu’elles savent du pouvoir, de leurs vies quotidiennes, de leurs expériences et de leurs positions »⁵. Une autre composition représente une forêt, honorant la terre comme un espace de liberté et d’auto-détermination, puisque, comme l’explique avec éloquence Édouard Glissant : « Le territoire est une base pour la conquête. Le territoire exige qu’on y plante et légitime la filiation. Le territoire se définit par ses limites, qu’il faut étendre. Une terre est sans limites, désormais. C’est pour cela qu’il faut qu’on la défende contre toute aliénation »⁶. À l’aliénation s’opposent également les pratiques spirituelles mises en avant dans la série et qui semblent habiter le quotidien et produire des formes pluriverselles de résistance à travers des objets ordinaires.
San Vizyon forme un « indice matériel de résistance »⁷ qui met en lumière des réseaux de relation et de sens non pris en compte par le récit colonial. L’œuvre fait remonter à la surface des présences issues du passé mais qui n’y sont pas reléguées : elles doivent être vues et comprises selon leur pertinence actuelle. Comme le suggère le titre créole de l’œuvre (qui signifie « Sans vision »), l’ordre hégémonique de la vision qui a servi à préserver la « violence constituante »⁸ des archives est ici éradiqué par une manœuvre matérielle et conceptuelle.
Tandis que la série San Vizyon suggère, sans l’illustrer, ce qui se cache derrière l’appareil photographique du colon, la série de sculptures Sambo aborde cette question tout en articulant plus précisément la pensée critique de l’artiste, basée sur l’objet. Reposant sur du sapele — un bois africain renvoyant aux bois durs traditionnels d’Afrique de l’Est et de l’océan Indien occidental —, ces offrandes et symboles sont des points d’attention qui permettent d’éclairer les contextes matériels, spirituels et sociaux qui ont nourri cette résilience mise en avant dans San Vizyon. Évoquant l’intimité des autels spirituels, la série Sambo dessine un espace dans lequel on peut former de nouvelles généalogies de mémoire et substituer la relationnalité à l’hégémonie, la dette [owing] à la possession [owning]⁹.
Accompagnant cette installation, la série de peintures En Cours s’appuie sur les archives du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac. Les photographies historiques, régies par le regard colonial et assignant des identités subordonnées et racialisées à des membres de la société malgache, sont ici transfigurées par le processus de pensée de Shiraz Bayjoo, qu’il transcrit dans la matière. L’artiste intègre les photographies dans un processus artistique dans lequel les couches, les couleurs et la matière modulent les points focaux, les atmosphères et les a priori sur les figures représentées. Il évite ainsi une reproduction acritique de ce genre d’imagerie chargée, comme pour contrer le dilemme soulevé par des universitaires comme Saidiya Hartman lorsqu’elle demande comment « revisiter une scène d’assujettissement sans reproduire la grammaire de la violence»10. Inversant le procédé qui a transformé des identités complexes en archétypes, les œuvres qui en résultent défient la certitude des catégories racistes et figées. Par un processus de peinture qui utilise les couches matérielles comme des lentilles capables d’ajuster la vision, l’artiste génère une archéologie provocante et alternative de ces images. Il déterre la souveraineté de la représentation que les archives coloniales ont historiquement effacé par leur « ordre de perception », dans lequel, comme le décrit l’universitaire Rolando Vázquez, « le·la spectateur·rice sait peu de choses sur […] ce qui se trouve en dehors de l’artifice »11. Les rapports rhizomatiques entre les peintures éclairent davantage l’approche de l’artiste de l’interconnectivité comme méthodologie et de la recherche par la pratique. Chaque image fait alors partie d’un réseau plus large de sens, formant une mosaïque chorale qui résonne avec les textiles San Vizyon et met en lumière l’impossibilité de réduire les sociétés malgaches et mauriciennes à des identités homogènes.
Les céramiques de la série Coral Island prolongent la réflexion de Shiraz Bayjoo sur la valeur symbolique des objets.
Les petites pièces sculpturales, qui imitent des cadres ornés français semblables à ceux utilisés historiquement pour chérir les portraits des êtres aimé·e·s, reproduisent la qualité attendrissante du confort et statut social bourgeois. Cependant, à y regarder de plus près, des images de violence coloniale habitent ces charmants ornements décoratifs. Sous les céramiques émaillées, qui évoquent les paysages de terre et les sols volcaniques, se trouvent cristallisées des images de la collection des Grands et Petits Voyages de Théodore De Bry, une série de vingt-cinq volumes publiés à Francfort entre 1590 et 1634 et rassemblant près de cinquante récits de voyages coloniaux à travers l’India Occidentalis (les Amériques d’aujourd’hui) et l’India Orientalis (l’Afrique et l’Asie). Les céramiques deviennent les réceptacles de la double violence que les colons ont perpétré sur les êtres vivants et les écologies locales dans la région de l’océan Indien. Des colons assis sur des tortues géantes aux hommes essayant de tuer des oiseaux avec une massue, les représentations naïves des paradis exotiques fournies par les explorateurs sont manipulées pour exposer l’exploitation incessante des terres et des corps que cette imagerie stéréotypée a permise. Coral Island façonne une nouvelle narration, dans laquelle l’imaginaire colonial, qui continue de prospérer aujourd’hui à travers des fantasmes apparemment innocents de vacances sur des îles paradisiaques, révèle sa férocité génocidaire et écocidaire.
La tension entre une telle férocité et la lutte anticoloniale pour la souveraineté est le point central de Searching for Libertalia, qui entrelace plusieurs récits historiques autour de Madagascar : l’histoire du capitaine Misson et de sa prétendue colonie égalitaire de pirates, les politiques de traite esclavagiste de la Compagnie Française des Indes Orientales et les mouvements indépendantistes des années 1940 qui s’opposaient à l’occupation française. Réunissant des séquences historiques et des vidéos rassemblées par l’artiste, l’œuvre emploie une stratégie visuelle en trois temps, qui mêle différentes temporalités pour construire une narration diachronique dans un espace visuel synchronique. Faisant écho aux manipulations et aux multiples interprétations auxquelles l’histoire est soumise, Searching for Libertalia met en lumière les défis changeants et récurrents qui sous-tendent la lutte malgache pour la décolonisation.
Les enchevêtrements intellectuels, affectifs et sensoriels de Lo Sa La Ter Ruz défient l’inexorabilité du passé colonial, résonnant avec l’invitation de Grosz à exercer l’histoire non pas comme « la récupération de la vérité des corps ou des vies dans le passé », mais plutôt comme « l’engendrement de nouveaux types de corps et de vies »12, afin de générer de nouvelles compréhensions collectives pour le futur. La pratique de Shiraz Bayjoo articule une résistance matérielle et visuelle à travers laquelle les sujets historiquement colonisé·e·s/résilient·e·s peuvent ré-exister dans le présent. En établissant des formes intimes de connexion avec le passé, l’engagement continu de l’artiste pour des pratiques décoloniales résonne intensément avec le processus radical, libérateur et poétique prôné par Hartman, et qui tend vers un dépassement de la violence déterministe de l’archive coloniale :
J’ai traversé les limites de la preuve en invoquant une série d’arguments spéculatifs qui exploitaient les capacités du subjonctif — le « ce qui aurait pu être » — et en habitant une relation figurale ou affective au passé, plutôt qu’une relation causale ou linéaire. […] L’espace pour notre amour, notre soin et nos rêves devra être saisi comme tout le reste.13
Septembre 2021
Traduction de l’anglais par Line Ajan
[Version anglaise disponible ici]
Références :
1. Aníbal Quijano, Colonialidad del poder, globalización y democracia (Caracas: Escuela de Estudios Internacionales y Diplomáticos “Pedro Gual”, 2000), 1-2
2. Saidiya Hartman, “The Dead Book Revisited,” History of the Present 6, no. 2 (2016): 210
3. Ariella Azoulay, “Photographic Archives and Archival Entities,” in Image Operations: Visual Media and Political Conflict, ed. Eder Jens and Klonk Charlotte (Manchester: Manchester University Press, 2017), 155-156
4. Concernant l’intimité sans proximité, voir / On intimacy without proximity, see Donna Haraway, Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene (Durham: Duke University Press, 2016), 79
5. Elizabeth Grosz, “Histories of the Present and Future: Feminism, Power, Bodies,” in Thinking the Limits of the Body, ed. Jeffrey Jerome Cohen and Gail Weiss (Albany: State University of New York Press, 2003), 21
6. Édouard Glissant, Poetics of Relation (Ann Arbor: University Press of Michigan, 1997), 151
7. Kathryn Yusoff, A Billion Black Anthropocenes or None (Minneapolis: University of Minnesota Press, 2018), xiii
8. Ariella Azoulay, “Photographic Archives and Archival Entities,” in Image Operations: Visual Media and Political Conflict, ed. Eder Jens and Klonk Charlotte (Manchester: Manchester University Press, 2017), 163
9. Rolando Vázquez, Vistas of Modernity (Amsterdam: Mondriaan Fund, 2020), 32
10. Saidiya Hartman, “Venus in Two Acts,” Small Axe 12, no. 2 (2008): 4
11. Rolando Vázquez, Vistas of Modernity (Amsterdam: Mondriaan Fund, 2020), 41
12. Elizabeth Grosz, “Histories of the Present and Future: Feminism, Power, Bodies,” in Thinking the Limits of the Body, ed. Jeffrey Jerome Cohen and Gail Weiss (Albany: State University of New York Press, 2003), 23
13. Saidiya Hartman, “The Dead Book Revisited,” History of the Present 6, no. 2 (2016): 210-214