PARIS
12 FEVRIER - 17 MAI 2025
L'ombre
C’est frêle et corrosif.
C’est une fissure abyssale.
C’est presque rien et c’est tout.
C’est tout ce qui ne se saisit pas.1
Publié en 2024, ces quelques mots d’Élie Ramanankavana résonnent, s’accrochent au regard et font écho aux images de l’artiste photographe Rijasolo présentes dans cette exposition, dont la saisie trouble l’entendement et chante le mystère. Le jeu subtil entre ombre et lumière, décrit par le jeune poète malgache, semble évoquer la démarche subjective de Rijasolo, invitant les spectateurs à plonger dans un univers aux frontières du reconnaissable. L’équilibre délicat et fragile entre ce qui est montré, dévoilé par l’image, et ce qui demeure obscur et imperceptible forme le noyau de l’exposition La nuit porte la lumière / Ny alina noho mitondra ny hazavana. Entremêlant représentations intimes et clichés inédits issus de reportages réalisés à Madagascar pendant plus de dix ans, cette exposition présente une constellation de moments furtifs célébrant l’imaginaire et la beauté de l’incertitude.
La nuit porte la lumière superpose deux milieux et atmosphères distincts qui se répondent, chacun à travers un langage photographique propre. Au rez-de-chaussée sont présentées des scènes d’intérieurs. Des espaces domestiques intimes – chambres et salons – semblent plongés dans une ambiance doucement silencieuse. Les résidents de ces espaces lisent, somnolent ou ont simplement quitté les lieux. Ces images tranquilles, presque méditatives, évoquent une pause, un instant suspendu en dehors de l’agitation quotidienne. Les murs, les plafonds et les draps, teintés de beige et de vert, offrent à ces intérieurs et aux objets qui les composent l’apparence de natures mortes monochromatiques. La vue de ces intérieurs, choisie par Rijasolo, est frontale, offrant une attention particulière aux détails tout en préservant, toujours, une certaine distance vis-à-vis des sujets. La lumière, douce et filtrée, semble caresser les objets et se perdre dans les interstices et les angles morts des images, les pliures des drapés et les fissures des murs. Éthérée et fantomatique, cette lumière invite le spectateur à contempler des espaces situés entre les instants : l’attente de la nuit et la fin du jour, la tranquillité d’un monde endormi.
Le sous-sol de l’exposition La nuit porte la lumière déploie une énergie totalement différente. Les visiteurs pénètrent dans une autre dimension, celui de la nuit malgache, avec ses contradictions et ses éclats. Ici, la photographie devient plus vive, plus morcelée, mais aussi plus personnelle. Les scènes urbaines nocturnes se succèdent. Bars, clubs, cinémas, concerts et rassemblements publics se déploient aux quatre coins des murs. Nous voilà plongés dans un paysage vibrant et mystérieux où les écarts entre célébration et transgression, réunion et solitude, ainsi que rituels de vie et de mort se confondent. La présence de l’artiste, Rijasolo, transparaît au sein des images. Il déambule, se rapproche de ses sujets, incline son appareil et fragmente les scènes qui l’entourent. Les éclats de flash de son Leica illuminent brièvement des corps en mouvement, des instants où la joie se mêle à la violence, où la transe de la rue se fige dans des images fulgurantes. D’autres images, plus ambiguës, se mêlent à la danse, infusées de vert et de rouge, comme percutées par l’éclairage électrique environnant. Le rythme des images traduit le tourbillon de la vie nocturne : excitation, confusion, mais aussi menace. Juxtaposées et extraites de leur tissu narratif, ces photographies évoquent la densité et la pluralité des expériences de la nuit.
Les dispositifs scénographiques de l’exposition au sein de l’espace parisien de la Fondation H soulignent et accompagnent cette idée de transition, ce passage d’un univers à l’autre. La descente au sous-sol symbolise l’acte de s’aventurer dans l’inconnu, un chemin qui mène aux recoins sombres et invisibles du monde. La nuit porte la lumière est une célébration de l’errance. Ce déplacement entre les étages résonne non seulement avec l’évolution créative de l’artiste et ses déambulations dans l’espace malgache, mais aussi avec sa volonté de s’éloigner progressivement des codes du photojournalisme et de la création d’image documentaire. Dans ces espaces d’exposition, Rijasolo refuse de donner une vision tangible de la réalité. Au contraire, il invite les visiteurs à ressentir l’expérience du réel à travers un regard pluriel et subjectif. En quittant les confins du prévisible et de l’explicable, nous pénétrons dans l’ombre et explorons ce qui est habituellement caché au regard.
Le parcours de Rijasolo est marqué par une recherche constante de nouveaux langages visuels et de nouvelles façons de se connecter et d’interpréter le milieu qui l’entoure. Né en France, sa relation avec Madagascar est nourrie d’une ambivalence constante entre proximité et distance,familier et inconnu. Rijasolo travaille comme marin au sein de l’armée française avant de se consacrer pleinement à la pho tographie. Son rôle de marin l’amène régulièrement à utiliser un carnet de bord pour "saisir" un territoire en perpétuelle transformation, donner sens aux éléments et auxforces extérieures : regarder, inscrire et comprendre l’état du monde. Cette façon d’observer et de collectionner des morceaux, des bribes d’atmosphère, a façonné son regard photographique. Par la capture d’une image, Rijasolo donne sens à son environnement. En 2004, après plus de vingt ans d’absence, il retourne pour la première fois à Madagascar. Son travail débute avec la série Miverina, une exploration et traduction visuelle de lad ifficulté de renouer avec ce lieu dont ses parents sont originaires. La première monographie de Rijasolo, intitulée Madagascar, nocturnes, est publiée en avril 2013. Sa connaissance profonde des questions sociales provenant des contextes urbains et agricoles, ainsi que ses nombreux déplacements du nord au sud de Madagascar, lui valent de travailler en tant que photojournaliste de presse pendant plus d’une dizaine d’années. Ses reportages photographiques sont notamment publiés dans Le Monde, Paris Match et l’Agence France-Presse, culminant en la réception du WorldPress Photo Award en 2022.
En parallèle à cette démarche journalistique, le travail personnel de Rijasolo, tel que celui exposé ici, s’est tourné vers une démarche introspective et poétique, privilégiant des images situées "en marge" des événements politiques et historiques les plus souvent représentés dans les médias. Loin de chercher l’objectivité , ses images personnelles, réalisées en parallèle à son travail de reportage, parfois en chemin vers un lieu-dit ou en partance de celui-ci, célèbrent l’ambiguïté et les fausses routes. Il ne s’agit pas de raconter une histoire claire et frontale, d’apporter une vérité universelle ou d’illustrer un propos. Cette collection d’images, dont une partie forme l’exposition La nuit porte la lumière, s’éloigne au contraire de l’apparente "transparence" du discours documentaire traditionnel afin d’explorer les limites de la description. Il s’agit, comme l’explique Rijasolo, d’une photographie qui ne cherche pas à être "fonctionnelle" et instrumentale, mais à transmettre une sensation fugace et insaisissable. Les influences de l’artiste, dans cette optique, sont diverses et éclectiques, allant des photographes tels que Garry Winogrand, Robert Frank et Léonard Pongo, aux traditions du cinéma asiatique et de la photographie d’Europe de l’Est, privilégiant l’aspect brut, vif et crépusculaire du récit. Les photographies singulières de Rijasolo se sont multipliées et accumulées au fil du temps, noircissant les pages d’un journal intime et imaginaire présenté ici pour la première fois.
Cette exposition marque un tournant significatif dans le parcours de Rijasolo, brouillant les pistes entre documentaire, photographie personnelle et fiction. S’éloignant du cadre souvent rigide du photojournalisme classique, il se place ici comme un participant actif, plutôt que comme un "simple observateur". Ses images révèlent une nostalgie poétique, une exploration non seulement des lieux, mais des paysages intérieurs de l’artiste et de ses sujets. Ces photographies sont une quête personnelle et instinctive, un voyage dans lequel l’ambiguïté est la seule certitude. La caméra devient un moyen de capturer l’intangible : les moments silencieux, les espaces entre les récits, ces instants de l’existence humaine qui échappent à toute lecture univoque. À travers cette monographie,Rijasolo propose un ensemble de travaux qui questionnent notre conception du «voir ». Ce moment charnière dans la carrière de Rijasolo incarne une quête de liberté et de réinvention, ainsi qu’une célébration de l’image pour elle-même. La photographie nouvelle de Rijasolo est la revendication d'une représentation volontairement imprécise, décloisonnée, fracturée, hasardeuse et insaisissable. La nuit porte la lumière s’érige en une collection d'images hétéroclites et vagabondes qui, une fois réunies, incitent à la rêverie. Comme le souligne Rijasolo lui-même, "avec la photographie, on peut se perdre dans quelque chose."
Julie Bonzon
1-Extrait tiré du poème ‘L’Ombre’ d’Élie Ramanankavana, Encre et Lumière, Mpariaka Boky Editions, 2024, p. 9.