PARIS
8 DECEMBRE 2023
La Fondation H (Antananarivo, Madagascar) consacre l’exposition inaugurale de son nouvel espace à Zoarinivo Razakaratrimo, dite Madame Zo (1956 –2020), icône de la scène artistique malgache. Les œuvres de cette tisserande d’exception sont de formes et de dimensions hors-normes et intègrent plusieurs centaines de matières. Ils forment un important corpus d’œuvres abstraites dont les mailles enserrent des détails signifiants et des jeux de langage qui se déchiffrent tels des énigmes révélant une vision de la société malgache et une lecture poétique et engagée du monde.
La Fondation H publie le tout premier ouvrage dédié à Madame Zo. Le catalogue reproduit les textes de Prof. Dr. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung et Bérénice Saliou, co-commissaires de l’exposition Bientôt je vous tisse tous, Alya Sebti et Hobisoa Raininoro, co-commissaires du programme public, ainsi que les textes de Hemerson Andrianetrazafy, Dr. Sarah Fee, Dr. Bako Rasoarifetra, Rina Ralay-Ranaivo, plus de 80 œuvres de l’artiste, les poèmes de Na Hassi (Tonihasina Gaëlle Razafimahaleo) rédigés en dialogues avec les œuvres de Madame Zo ainsi que plusieurs vues de l’exposition Bientôt je vous tisse tous présentée dans le nouvel espace de la Fondation H à Antananarivo, Madagascar.
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Création d’espace et permutation des formes dans la pratique du tissage de Madame Zo
par Prof. Dr. Bonaventure Soh Bejeng Ndikung
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est s’émerveiller et décortiquer ces univers tissés par elle en un véritable plurivers, un monde qui, selon les zapatistes, contient de nombreux autres mondes. Les mondes incorporés dans le plurivers de Madame Zo sont des trames constituées de technologies, d’histoires, de remèdes, de bandes, de bois et d’autres objets glanés dans son quotidien. Chaque fil tissé provient de la rencontre silencieuse mais profonde de l’artiste avec l’environnement, les gens qui l’entourent, les impulsions qu’elle reçoit du cosmos.
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est délibérément repousser les limites de ce que l’art peut ou doit être. C’est délibérément brouiller la frontière entre artisanat et art, voire anéantir toute idée de séparation érigée par la société entre l’art et l’artisanat. Pour parler franc, c’est délibérément tisser l’art et l’artisanat au sein d’un maillage sophistiqué. C’est délibérément pratiquer la narration par l’abstraction, et continuer à élaborer une généalogie de l’abstraction entant qu’élément fondamental de l’expression artistique et du langage au sens large dans le monde africain.
Délibérer sur l’œuvre de Madame Zo, c’est interagir avec l’art et avec une artiste libérée. Libérée des contraintes de la matérialité : d’où sa capacité à tisser avec du cuivre et du bois, avec du pain et de l’herbe, avec tout ce qui croisait son chemin. Libérée des contraintes du sujet : d’où sa capacité à aborder dans son œuvre des questions diverses ; nature, totems, textes, physique, médecine, histoire de l’art, cinéma, écoute, narration, astrophysique, spiritualité, politique, quête de soi, culture, et bien d’autres encore, sans même apposer d’étiquettes ni de slogans à ces thèmes. (…)
L’exposition Bientôt je vous tisse tous peut être considérée comme une rétrospective, puisqu’elle rassemble plus de 90 œuvres réalisées par Madame Zo à différentes phases de sa pratique d’artiste et d’artisane et ce, sur plusieurs décennies. Mais on peut également voir dans cette offrande une forme de rétrospection, c’est-à-dire une possibilité de revenir sur l’œuvre de Madame Zo, et de prendre part à une (re)contextualisation et (re)situation potentielles de l’œuvre.
Regarder n’est pas voir.
Quand on se penche sur l’œuvre de Madame Zo, on a le sentiment que beaucoup ont regardé son œuvre, mais que très peu l’ont vue. Vue au sens de « vécue ». Vue au sens de « analysée», de plein front, par « Auseinandersetzung ». On peut évidemment lire son œuvre en surface, mais comme toute pratique poétique, elle demande au spectateur de passer du temps avec elle. Elle invite le•la spectateur•rice à engager tous ses sens dans l’expérience de l’œuvre. Elle nous demande de creuser, d’exhumer, de fouiller au cœur -- elle exige en fait de la profondeur. Bientôt je vous tisse tous sera une exposition d’espace, invitant les spectateurs à se plonger dans les pratiques et les philosophies cultivées par Madame Zo sur plusieurs décennies.
(…)On peut le dire sans craindre l’hyperbole : Madame Zo est à la fois écrivaine, narratrice, conteuse, et oratrice. Dans sa pratique est ancrée la notion de ce que les Haïtiens appellent l’oraliture : une forme de narration qui ne se limite pas à l’écriture, mais emploie d’autres procédés de récit tels que le tissage, l’oralité, entre autres.
(…)L’exposition Bientôt je vous tisse tous tire son titre de la dernière lettre de Madame Zo au directeur de la Fondation H, Hassanein Hiridjee, et au jury du Prix Paritana lorsque celui-ci lui a été décerné. Le titre évoque un tissage et une guérison sur le plan social qui faisaient partie intégrante de son travail. Des gens se sont réunis, toutes disciplines, origines géographiques, et préoccupations confondues, pour tisser au sein d’une exposition les œuvres d’art de Madame Zo, pour broder un programme public en son honneur, pour organiser une résidence d’artistes autour de sa pratique, ou simplement pour délibérer sur son vœu d’artiste et d’artisane, de philosophe et de guérisseuse. On ne peut y voir qu’une manifestation de ce qu’elle a écrit : « Bientôt je vous tisse tous ».
Bientôt je vous tisse tous frôle la promesse du surnaturel, ou l’allusion subtile à sa transition alors imminente vers l’au-delà. Un périple à destination du seul endroit où existe la possibilité de nous tisser tous•tes.
Bientôt je vous tisse tous est une exposition qui tente d’éclairer la plénitude des trajectoires que Madame Zo a explorées de son vivant et qu’elle nous transmet désormais à tous•tes.
Des trajectoires qui comprennent, sans pour autant s’y limiter, son intérêt pour l’histoire de l’art ; son exploration des profondeurs du trou noir ; ses narrations utilisant la pellicule comme matériau dans ce qu’elle appelait Cinétiss ; ses constellations géométriques, oblongues et abstraites ; son intérêt pour les questions de genre ; son étude des phénomènes lumineux ; sa quête et son questionnement de la nature ; ses langues de traduction, narrations (oraliture), écrits (littérature) incorporés dans les textiles ; ses créations imagées de paysages ; ses recherches personnelles et sociétales, ses réflexions sur la matérialité et la physicalité des objets ; sa quête d’une compréhension plus poussée de la spiritualité au-delà de la religion ; ses investigations dans le domaine des technologies, et sa partance vers une transition incessante. Bientôt je vous tisse tous veut chercher à comprendre le processus de création d’espace et de permutation des formes dans la pratique du tissage de Madame Zo (Razakaratrimo Zoarinivo).
Fils Conducteurs
par Bérénice Saliou
Combien d’artistes femmes ont été englouties dans les flots d’une histoire de l’art essentiellement masculine et européanocentrée ? Malgré la prise de conscience de la nécessité de « replacer les femmes artistes au même rang que leurs homologues masculin » et le patient travail de recherche, voire d’excavation de chercheur•se•s, historien•ne•s, artistes et commissaires d’exposition, nul•le ne pourra jamais le savoir. Zoarinivo Razakaratrimo, dite Madame Zo (1956 - 2020) fait figure de pionnière à Madagascar. Avec ses œuvres abstraites, expérimentales, s’affranchissant des limites du métier à tisser pour embrasser la monumentalité et l’entropie, l’artiste a révolutionné l’art du tissage et transformé le visage de la scène artistique malgache. Malgré cela et sa participation à des expositions collectives internationales, son œuvre immense inspirée autant par le tumulte du monde que la vibration des énergies, reste largement méconnue au-delà de la Grande-Île.
Madame Zo cherchait à déconstruire le tissage traditionnel malgache pour le réinventer. Ainsi en 2012, elle entreprend un voyage de deux mois en camionnette le long de la Route Nationale 7. D’Antananarivo à Antsirabe, elle tisse le fruit de ses rencontres : poireaux, pains, couverts trouvés au marché, aussitôt achetés, aussitôt transformés et exposés grâce à d’ingénieux dispositifs de monstration modulables qu’elle installe dans la rue, sur les marchés... Elle se déplace ainsi au plus près des gens avec qui elle engage une conversation, un échange portant souvent sur le statut de l’art. Plus tard, elle porte un important projet de développement social, économique et environnemental en milieu rural incluant toute une filière de plantation, production, scolarisation, documentation, soins, formation, transformation et commercialisation du sisal, visant à une valorisation des savoir-faire locaux pour une transformation en profondeur de la société malgache.
Bientôt je vous tisse tous fait souffler l’esprit de Madame Zo, rendant palpable sa quête d’émancipation. Les œuvres qui ne sauraient tolérer de cadres se déploient en flottant dans l’espace, tels des étendards libérés de leur mat, des cerfs-volants que nulle main n’arrime au sol. Elles dialoguent et circulent, lancent des éclats de lumière, ouvrent les abimes d’aveuglantes profondeurs, vibrent du passage des énergies cosmiques et de l’âme des ancêtres, libèrent des messages qui se déchiffrent en énigmes et offrent d’infinies perspectives de contemplation et d’interprétations.
Madame Zo parlait peu. Mais ses œuvres tranchaient. Et ce n’est pas un hasard si le tissage de dimension autobiographique intitulé « Mon métier» est composé de scies à métaux. Si «la sorcière incarne la femme affranchie de toutes les dominations, de toutes les limitations ; un idéal vers lequel tendre et qui montre la voie », alors Madame Zo était une sorcière. A la fois souhait, promesse voire prophétie, l’un de ses derniers messages fut : « Bientôt je vous tisse tous… ».